"Qu'est-ce que l'homme? Individu ou Personne relationnelle?" Un article d'Alain Ledain

Publié le par L'oiseau sur la branche

     Je suis heureux de pouvoir mettre en ligne cet article de fond d'Alain Ledain, que je remercie au passage pour ses encouragements. J'ai déjà eu l'occasion d'évoquer la renaissance d'une éthique sociale chez les chrétiens évangéliques. Alain en est un des acteurs comme a eu l'occasion de le signaler Henrik Lindell dans un dossier paru dans le dernier numéro d'Horizons évangéliques link On peut lire cet article sur son site très riche: link.

 

 

 

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 Alain Ledain

 

 

 

Psaumes 8 : 4 (ou 5) : « Qu'est-ce que l'homme, pour que tu te souviennes de lui ? Et le fils de l'homme, pour que tu prennes garde à lui ? »

 

Parmi les sources :

Livre « Solitaires ou solidaires – La dimension communautaire de l’Eglise» © 2000 Editions Empreinte Temps Présent

« Mondialisation » de Ruth Valerio (Document disponible en téléchargement à partir du lien suivant :link

Conférence d’Etienne GRIEU sur le thème « Qu’as-tu fait de ton frère ? » (Semaines sociales de France)

Anthropologie biblique (5): déconstruire la violence construire la paix (Marie-Louise Martinez) L'alternative d'une contre-culture de paix et de non-violence : l'émergence de la personne

 

 

     Qu'est ce que l'Homme ? Pour répondre à cette question, nous partirons des deux premiers chapitres du livre de la Genèse.

     Genèse 1 : 1-3 : « 1 Au commencement, Dieu créa les cieux et la terre. 2 La terre était informe et vide : il y avait des ténèbres à la surface de l'abîme, et l'esprit de Dieu se mouvait au-dessus des eaux. 3 Dieu dit : Que la lumière soit ! Et la lumière fut. »

     1 – « Au commencement, Dieu* créa… » : Dieu est le grand architecte de la création. Dans la mesure où il est à l’origine de tout ce qui existe, il doit être considéré comme le Père de la création.

     Le mot « Dieu » du premier verset de la Bible est la traduction d’ « Elohîms », un mot pluriel. Par contre, le verbe « créer » est conjugué au singulier ; ce qui montre l’unicité de Dieu.

     2 - « et l'esprit de Dieu se mouvait au-dessus des eaux. » : Le Saint-Esprit de Dieu est présent.

     3 - « Dieu dit… » : Le logos (le Verbe, la Parole) est présent.

     Nous connaissons bien ces versets de l’évangile selon Jean : « 1 Au commencement était la Parole, et la Parole était avec Dieu, et la Parole était Dieu… 14 Et la parole a été faite chair, et elle a habité parmi nous, pleine de grâce et de vérité; et nous avons contemplé sa gloire, une gloire comme la gloire du Fils unique venu du Père. »

     Paul écrira aux Colossiens (1 : 15-17) : « 15 Il [le Fils bien-aimé] est l'image du Dieu invisible, le premier-né de toute la création. 16 Car en lui ont été créées toutes les choses qui sont dans les cieux et sur la terre, les visibles et les invisibles, trônes, dignités, dominations, autorités. Tout a été créé par lui et pour lui. 17 Il est avant toutes choses, et toutes choses subsistent en lui. »

     Des trois points précédents, nous concluons que le Dieu trinitaire est à l’œuvre lors de la création.

     Revenons au premier chapitre de la Genèse : « 26 Puis Dieu dit : Faisons l'homme à notre image, selon notre ressemblance… 27 Dieu créa l'homme à son image, il le créa à l'image de Dieu, il créa l'homme et la femme. »

     Le pluriel employé dans ce verset (« Faisons... notre... ») ne devrait pas nous surprendre : la nature de Dieu est une communauté de personnes en relation parfaitement unie.

     C’est pourquoi, après que « Dieu vit que la lumière était bonne » (Gn 1 : 4), « que cela était bon » (Gn 1 : 10, 12, 18, 21, 25) voire même « très bon » (Gn 1 : 31), « L'éternel Dieu dit : Il n'est pas bon que l'homme soit seul… » (Gn 2 : 18). Ce « Il n'est pas bon » pourrait étonner. Mais puisque Dieu est une communauté de personnes, il crée nécessairement une communauté d’humains appelés à s’aimer et à vivre l’unité. « L’amour est l’unité de la communauté. » (Emmanuel MOUNIER, « Révolution personnaliste » et « Révolution communautaire », page 193)

     Allons plus loin : L’image de Dieu n’est ni dans l’homme, ni dans la femme mais dans « l’homme et la femme » : « Dieu dit : Faisons l'homme à notre image… il créa l'homme et la femme. »

     « Nous ne sommes pas des animaux évolués. Nous avons été créés pour Dieu », nous avons été créés « êtres d’amour signifiés par notre ouverture à l’autre, notre capacité à aimer celui ou celle qui s’affirme dans la différence. C’est ainsi que nous correspondons à notre ressemblance divine. » (Gérard Leclerc) Et la différence première, c’est la différenciation sexuelle. C’est pourquoi atteindre à cette différence est particulièrement grave au plan anthropologique. (Je n'exprime pas ici une condamnation morale.)

 

     Le christianisme fonde son anthropologie sur le Dieu trinitaire.

 

     Ce qui fonde notre personne, ce qui fonde l’Homme, c’est le fait d’être en relation : en relation avec Dieu, en relation les uns avec les autres et en relation avec le monde créé, relations qui devraient être à l’image de la communion des Personnes divines, échange incessant d’amour mutuel – don de soi et joie réciproque – qui unit le Père, le Fils et le Saint-Esprit.

     La personne s’oppose à l’individu : « elle risque par amour au lieu de se retrancher. Elle est riche […] de toutes les communions… » , de toutes ses Rencontres (avec un R majuscule) ; elle ne se réalise qu’à travers un don désintéressé de soi. Dans le renoncement joyeux à elle-même et le don au profit de ceux qu'elle aime, la personne enrichit sa vie. Elle forme avec le frère et Dieu une trilogie.

     « Elle risque par amour… ». L’amour est un risque. Toute relation demande du courage : celui de se montrer tels que nous sommes, d’être authentiques alors que nous sommes - et c'est là la condition de tous les hommes - fragiles, nus, pauvres, vulnérables, imparfaits.

     Puisque « l’amour pardonne tout, croit tout, espère tout, supporte tout » (selon 1 Co 13 : 7), nous devons oser la confiance en l’amour d’autrui, ne pas le soupçonner de nous rejeter s’il découvrait certaines facettes de notre vie.

     Arrêtons de nous demander si nous sommes assez bien pour mériter d’entrer en relation. Croyons profondément en notre valeur : nous sommes à l’image de Dieu et Dieu a donné son Fils pour nous.

     Quoique nous nous reprochions, confessons-le et acceptons le pardon de Dieu. Ensuite, réconcilions-nous avec nous-mêmes – à moins que par orgueil démesuré, nous nous croyons plus grands que Dieu. « En effet, même si notre cœur nous condamne, Dieu est plus grand que notre cœur et il connaît tout. » (1 Jn 3 : 20)

     Nous sommes imparfaits mais nous sommes aimés de Dieu et nous nous devons de nous aimer.

     L’amour est aussi un risque en ce qu’il nous incite à nous investir dans des relations qui pourraient ne pas être fructueuses. Le risque de toute relation, c’est qu’elle n’est ni contrôlable, ni prévisible complètement. Il faut accepter cet aspect. Ne pas l’accepter, c’est anesthésier notre vie, et avec elle anesthésier la joie et le bonheur.

 

 

     Les conséquences de la chute en ce début de XXIème siècle

 

 

     « Relations qui devraient être à l'image de la communion des Personnes divines », ai-je écrit plus haut car, malheureusement, la chute a eu de graves conséquences sur notre humanité. Alors que le récit de la Genèse parle de l’Homme comme un être en relation, nous sommes trop souvent conditionnés par la vision du monde occidental sur l’homme : un homme vu comme un individu autonome, indépendant et rationnel sans référence aucune à Dieu. « Je peux penser par moi-même », « je veux vivre pour moi » : tels sont les paradigmes de l’individualisme marqué par la sécularisation.

     Plus : Par le consumérisme, la mondialisation réduit l’humanité à de simples consommateurs (par exemple le slogan bien connu "tesco ergo sum" - j'achète donc je suis.) les soustrait de leur capacité à être en relation véritable.

     Coupés de Dieu, nous perdons la relation au prochain, l’intelligence du cœur et notre vraie humanité. Pour compenser cette perte, nous nous enfonçons dans le matérialisme. Ainsi avons-nous perdu le point de départ de la compassion et du souci des autres, d’où les terribles injustices et les misères qui se produisent dans notre monde.

     Jamais nous n’avons vu une telle détresse relationnelle et les pauvres ne sont seulement ceux qui le sont matériellement : il y en a beaucoup qui le sont affectivement, en amour. Que l’on songe à « l’isolement dans lequel certains vivent : tel cet homme José, 62 ans, découvert mort chez lui dans son appartement HLM, le 12 octobre 2009, plus de deux ans après son décès. »

     Nos avoirs, nos possessions matérielles (automobile, maison...) ne nous aideront pas à définir notre identité. C'est une bonne nouvelle pour les pauvres !

     Notre identité, nous la construisons dans et par notre relation avec l’Autre (c’est-à-dire avec notre prochain et en particulier avec les figures d’autorité rencontrées – parents, enseignants… –) et le « Tout Autre » (Dieu).

     C’est le vis-à-vis, le regard de l’Autre qui nous permet de construire et de découvrir qui nous sommes !

      D'ailleurs, les personnes de la trinité, égales dans leur essence, différentes dans leur rôle, s'identifient dans leur relation. Pourrait-on parler de « Dieu le Père » s'il n'existait pas « Dieu le Fils » ?

 

     Le rétablissement de toutes choses est en Jésus-Christ et l’Eglise est appelée à le manifester.

 

     L'oeuvre du Saint Esprit dans le croyant ne le transforme pas en extra-terrestre. Tout au contraire, en développant sa « relationalité », elle le rend à sa véritable humanité. Et puisque la qualité de nos relations doit être à l’image de celle qui unit les personnes de la Trinité, on comprend la prière de Jésus (Jean 17) : « 11 … Père saint, garde en ton nom ceux que tu m'as donnés, afin qu'ils soient un comme nous... 20 Ce n'est pas pour eux seulement que je prie, mais encore pour ceux qui croiront en moi par leur parole, 21 afin que tous soient un, comme toi, Père, tu es en moi, et comme je suis en toi, afin qu'eux aussi soient un en nous, pour que le monde croie que tu m'as envoyé. 22 Je leur ai donné la gloire que tu m'as donnée, afin qu'ils soient un comme nous sommes un, - 23 moi en eux, et toi en moi, -afin qu'ils soient parfaitement un, et que le monde connaisse que tu m'as envoyé et que tu les as aimés comme tu m'as aimé.»

     L’Eglise n’est pas une entreprise, n’est pas une succession d’activités mais est une communauté appelée à manifester l’amour partagé (réciprocité), la communauté de Dieu : « qu'ils soient un comme nous sommes un ».

    Une des manières dont l’Eglise doit se montrer différente réside dans son engagement pour la communauté. Et la communauté n’est pas une simple somme d’individus. « Nous » n’est pas une accumulation de « je ». Ce qui fait le « Nous », c'est, non un contrat juridique, mais une alliance autour de valeurs communes et/ou d'un bien commun, et pour l'Eglise, autour de la personne de Jésus-Christ.

     Si l’Eglise perd le sens de la communauté, de l’unité, elle n’adresse plus un message pertinent à notre monde qui se meurt par manque d’amour : elle est inadéquate ! L’unité est la marque de l’Evangile. Elle est la manière dont nous manifestons publiquement ce qu’est l’Evangile.

     Nous ne devons pas être différents seulement par notre style de vie individuel mais aussi par la façon que nous avons d’entretenir des relations mutuelles : relations de solidarité et d’esprit de service réciproque.

     Bien évidemment, nous devons éviter ce qui divise : la partialité, le favoritisme, les discriminations, les stigmatisations, l’esprit de compétition, les considérations de rang, de statut, de sexe, de race, de fortune ou de position sociale.

    La mondialisation et le consumérisme sont focalisés sur l’individu, sur l’amélioration de sa propre vie, de sa carrière professionnelle, de son bien-être économique et personnel. C’est cette amélioration que la mondialisation appelle « progrès ». Cette manière de voir est orientée vers l’intérieur – je me demande si ça n’est pas là l’explication du succès du bouddhisme –. Elle est ciblée sur l’intérêt personnel. L’Eglise, au contraire, est appelée à travailler avec un ensemble de valeurs qui sont absolument en désaccord avec la culture de la mondialisation.

     Un avenir meilleur se définit en termes de recherche de la justice de Dieu, et de justice et de paix dans la communauté. Communauté de l’église locale mais pas seulement : dans toutes les communautés auxquelles nous appartenons (celles du travail et de la nation par exemple). C’est une vision orientée vers l’extérieur, sur le bien-être d’autrui et qui attache du prix aux vertus de l’humilité, la générosité et le don de soi.

     Concrètement, il s’agit de prêter attention les uns aux autres, de prendre le temps de nous parler, entre voisins, entre collègues, entre membres d’une même famille. Nous pouvons bien engager toutes sortes de combats, si nous employons notre énergie à nous protéger les uns des autres dans un repli défensif ou à éviter de nous rencontrer réellement, « si nous n’avons pas l’amour », nos combats, nos engagements resteront stériles. Pour qu'ils aient une fécondité, cela suppose qu'ils s'enracinent dans un terreau nourricier : celui du goût de vivre ensemble. (Selon Etienne GRIEU)

     Dans ce vivre ensemble, agissons toujours de telle façon qu’autrui puisse grandir en tant qu’être relationnel.

 

     Une remarque importante

 

     La vie est dans la relation avec l’Autre, la mort est dans la séparation et « l’adoration du semblable » : La vie n’est féconde que dans l’altérité. Au plan physique, elle naît de la rencontre d’un homme et de son alter : la femme. Au plan spirituel, l'adoration du semblable (de la créature) est le résultat de la « mort spirituelle », c'est-à-dire de la séparation avec Dieu, et elle est condamnée par le Créateur (Rm 1 : 15).

     Nous sommes appelés à l’unité, pas à l’uniformité, pas à la confusion. L'Esprit de la Pentecôte est celui qui nous unit dans la diversité...

 

     Dangers

 

     Deux extrêmes menacent la communauté : un certain individualisme et le communautarisme. Ce dernier est un repli d’une communauté sur elle-même, exclusive de ceux qui n’en font pas partie, jetant l’anathème sur l’étranger.

     La communauté doit être un lieu de liberté et non d’enfermement dans lequel chaque personne doit répondre à sa vocation et être respectée dans sa singularité. Elle ne doit pas être un lieu de dissolution de la personne ni d’écrasement par une soumission complète à la volonté de la communauté. Une vraie communauté rapproche tout homme de lui-même.

     La communauté est elle-même une personne : elle est une personne de personnes. En tant que telle, elle est appelée à la relation avec d’autres communautés.

     Construire la communauté (que ce soit la nation, la famille, l'entreprise, l'association ou l'église locale)

     N'oublions pas : la Trinité est notre modèle de communauté, notre modèle de relation interpersonnelle.

     Dans l'adoration, la communion des Personnes divines s'offre à notre regard tel un magnifique et haut sommet. Là où le modèle de la Trinité prévaut, chacun partage avec l'autre le souci du tiers ; chacun intercède en sa faveur auprès de l'autre. Il se crée des solidarités et l'exclu est accueilli. Il s'établit une culture de paix et de non-violence.

     Quand l'Eglise vit selon ce modèle, elle devient prophétique en ce qu'elle annonce l'ordre relationnel du Royaume de Dieu. Elle doit en être le « laboratoire ».

     A l'inverse, quand une communauté s'unit autour de l'éviction d'un bouc émissaire, elle entre dans une culture orientée vers la violence et la mort.

     La construction de toute communauté exige du travail de chacun de nous, de la volonté, de la persévérance, le dépassement de la peur de l’autre et… des sacrifices. Elle suppose l’engagement de tous…

     Il est bon que chacun se pose quelques questions :

     - Envers qui est-ce que je me sens engagé ? Quels noms (prénoms) cette question fait-elle surgir ?

     - Ces noms (prénoms) n’appartiennent-ils qu’au cercle restreint de ma famille ?

     - Comment cet engagement se traduit-il concrètement ?

     La tâche communautaire requiert la participation de tous pour assurer la cohésion de l’ensemble. La communauté, ça n’est pas une immense majorité spectatrice du service d’une minorité (au plan ecclésial, voyez Romains 12 : 5-8).

     Nous avons tous reçu au moins un don nous permettant d’exercer un service, d’apporter notre pierre à l’édification des communautés auxquelles nous appartenons. Connaissons-nous le ou les nôtres ? Qu’en faisons-nous ?

 

      Une conclusion

 

     On ne peut conclure un tel thème : il est un programme de vie, un chemin de vie marqué par l'amour. Ce chemin, qui mène à la vie bonne, est difficile sans le recours de la grâce de Dieu.

     Pour toute église locale, j’aimerais finir ce texte en citant Daniel Bourdanné, Secrétaire général de l’IFES (« Groupes Bibliques Universitaires » au plan international) : « [Au sein de la diversité de la communauté internationale de l'IFES], Dieu ne nous a pas simplement appelés à être un groupe, à nous tenir côte à côte, à proclamer son royaume chacun de notre côté. Il nous a appelés à être une communauté. C'est au sein de notre communauté que nous comprenons les Écritures ensemble, que nous prions ensemble, que nous façonnons l'avenir ensemble, en tant que chrétiens transformés par l'évangile. C'est ensemble que nous sommes appelés à avoir une influence sur l'université, l'église et la société, pour la gloire de Dieu. »

Publié dans Ethique sociale

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